Méthode expérimentale et enseignement par situation-problème.

 

Cette question complexe est discutée en détail par S.JOHSUA et J.J. DUPIN dans leur livre Introduction à la didactique des sciences et des mathématiques. Leur réponse sur ce sujet est prudente :" Pour produire une réponse positive, il faudrait montrer que le rétablissement de l'épaisseur épistémologique dans le contrat didactique, parce qu'il correspond à une prise en charge explicite de la construction de rapports nouveaux aux savoirs, aboutit à de meilleurs résultats. II y a des indications sérieuses dans ce sens, mais cette question est en fait encore ouverte. "(1)

Nous voudrions faire part ici de quelques réflexions générales à la base d'une pratique engagée au niveau du ler degré, à savoir le recours et la transformation de modèles réduits. Cette pratique dont nous avons fait écho par ailleurs, (2) part de situations-problèmes de type technologique qui ont, nous en sommes convaincu, une épaisseur épistémologique.(3)

 

Aussi, ces situations-problèmes peuvent être perçues comme une ouverture vers la démarche scientifique. Précisons que cette ouverture vers la démarche expérimentale, nous ne la voyons pas comme un questionnement sur les principes (pourquoi une pierre tombe-t-elle ?) ou comme l'aisance vis-à-vis du langage formel des mathématiques, mais elle est d'abord dans la gestion et la formalisation de manipulations. preuve que la réalité est investie par les aptitudes les plus diverses de l'élève (comment modifier un mobile pour qu'il parcourt une plus grande distance et communiquer le travail effectué à un tiers ?).

Passons en revue les conditions générales à la base de cette pratique.

 

Un contexte pédagogique général: la construction de savoir

Si on accepte l'orientation du constructivisme interactionniste qui est la voie ouverte par Piaget, l'ouvrage de Marcel Crahay intitulé "Agir avec les objets pour construire la connaissance" constitue un ouvrage clé pour faire le lien entre théorie et pratique pédagogiques. En effet, Marcel Crahay y étudie une série d'activités de "connaissance physique" à l'école maternelle, et y explicite quelques principes directeurs. Ainsi, à son avis, si le but premier est de rendre à l’élève "l'initiative d'expérimenter", les trois principes à privilégier sont, premièrement de "s'efforcer de produire un effet", en second "de varier les actions sur le matériel", et enfin "de conceptualiser les relations de dépendance entre les actions effectuées et les réactions de l’objet, et de les communiquer"(4).

Par ailleurs, si on définit la technologie comme "la méthodologie des opérations par lesquelles la matière est transformée suivant l’ingéniosité de l'homme pour servir l’accomplissement de certaines fonctions" (5), alors il va de soi que le placement de l'élève face à des situations technologiques sera idéal pour engager une pédagogie de la construction de savoir.

C’est l'option que nous avons choisie et qui nous a conduit à rechercher un matériel technologique accessible pour des élèves du 1er degré et réutilisable pour en diminuer le coût.

 

Un environnement matériel riche et varié : celui des jeux de construction.

Un rapide coup d'oeil sur une histoire des jeux de construction (6) montre combien ceux-ci ont connu une évolution qui va dans le sens d'une plus grande complexité. Mais dans le même temps, probablement dans le but de vendre davantage les éléments d'un matériau cependant modulable à l'infini et réutilisable, les fabricants se sont efforcés de vendre des modèles, des images liées à des puzzles d'un très grand nombre de pièces dont on ne peut ne plus tirer parti que par une lecture "scolaire" des plans. Par conséquent, au-delà d'un certain seuil, ces ensembles trop riches ont pour effet de paralyser l'imagination et l’initiative du jeune au lieu de les libérer (7): le jeune a tendance seulement à reproduire les modèles présentées en couverture des boites .

Et pourtant, avec ces jeux de construction (Mécano, Lego, Fisher construct) , nous disposons d'ensembles expérimentaux précieux qui couvrent des domaines qui vont de la mécanique à la robotique en passant par la pneumatique et l’électricité, etc. .. Bref, seul le recours à un autre concept que celui de la construction des modèles réduits pourrait permettre une utilisation pédagogique de ces univers extrêmement riches que sont les jeux de construction contemporains, et pourtant, le concept du modèle réduit est déjà plus qu'un concept ludique.

C'est ce que nous voudrions souligner.

 

Le modèle réduit, plus qu'un concept ludique, une démarche expérimentale ?

De nombreuses études historiques révèlent combien le passage par la réalisation de modèles réduits a été une étape possible dans la résolution de problèmes techniques(8) et aussi une méthode pour résoudre des problèmes complexes (9). De plus, si vous n'êtes pas convaincu de la portée de la pédagogie de construction de savoir, une petite expérience avec des modèles réduits pourra vous aider à prendre la mesure de ses effets par rapport à différentes pratiques pédagogiques du type transmission de savoir(10). Malgré toutes ces références historiques et ces expériences, il reste très souvent une objection majeure dans le chef des enseignants en technologie contre ce recours à des modèles réduits élaborés à partir de jeux de construction : c'est l'origine ludique du matériau.

A cela, on peut répondre deux choses.

D'une part, il s'agit bien comme préalable de rendre l'élève actif. Ce que l’entrée dans un atelier professionnel atteste en premier, c'est en principe de la qualité d'expert de l’enseignant, mais pas du degré d'initiative qu'on accordera aux élèves. Par contre, qu'il y ait une connotation ludique sur le matériel, rend plus vraisemblable - on ose l'espérer - que le travail demandé ne sera pas un travail à la chaîne.

Des auteurs comme J.Bandet et R.Saranzas, ont relevé à propos des jeux de construction, que le jeune devient constructeur le jour où " il découvre qu'un autre objet peut être fait avec les parties du premier, et qu'ainsi, la transformation qu'il opère, est un pacte fondamental car c'est le détachement de l'imitation pour aller vers une activité créatrice : manipulant et détruisant le jeune se reconnaît lui­-même comme cause de changement". Ils ajoutent " qu' " on peut aisément imaginer qu'après l'aspect technique, c'est l'aspect scientifique du modèle réduit qui intéresse le jeune : il peut ainsi remonter à l'idée ou la loi dont le modèle réduit est l'application"(11). Concernant ce dernier point, des ouvrages multiples anciens (12) et plus récents (13) ont été faits dans ce sens mais on peut émettre des réserves dans la mesure où soit, on offre une simple expérience: à reproduire soit, on y plaque une explication théorique sans y offrir une véritable transformation comme le préconisent J.Bandet et R.Saranzas . D'autre part, ce qu'on peut constater à propos du caractère ludique du matériau, est que sa connotation ludique est fortement atténuée par le contexte scolaire et ses exigences si elles sont clairement précisées d'entrée de jeu. Précisément, c'est à ce niveau que l'introduction du concept de situation-problème doit jouer un rôle majeur.

 

Le concept de situation- problème appliqué aux modèles réduits

Ce concept pédagogique va nous permettre de réorienter l'usage que l'on peut faire des modèles réduits élaborés à partir des jeux de construction. Partons d`une des définitions que propose Ph. Meirieux : "ce qui est important, ici, pour que la situation soit mobilisatrice, c'est qu'elle soit globale et finalisée, c'est-à-dire que l'élève en perçoive le sens, qu'il puisse l'affronter dans sa complexité et ne soit pas amené à la voir se diluer dans une multitude de petits exercices juxtaposés" (14). comme autant de prérequis, pourrait-on ajouter.

Concrètement, dans la démarche que nous préconisons, l’élève reçoit un modèle réduit préalablement construit et qui aura une fonction d'évaluation ,: il doit le rendre plus performant.

Généralement, on peut observer que l'élève démonte pour ajouter des éléments, puis en vient à démonter pour agencer autrement des éléments initiaux ou supplémentaires, voire en retrancher. Autrement dit, un modèle réduit est une situation-problème s'il offre des possibilités de transformation. Par exemple, suivre un plan de montage n'est pas une situation-problème.

Plus précisément, une situation-problème est une situation qui se trouve entre un projet à réaliser et une simple démonstration, ce qui nous amène à préciser l'un et l’autre.

 

Dans le cas de la démonstration (comme dans un cours classique de physique par exemple), l'élève n'a qu'une marche de manoeuvre extrêmement réduite : il s'agit pourlui de suivre une liste de consignes ou un mode opératoire qui mettra en évidence dans un espace de temps très court un aspect théorique, toute une série d'éléments parasites ayant été éliminée. L'élève ne doit voir, toucher que le principe annoncé sinon c'est sans intérêt. A la limite, il n'y a plus qu'une variable isolée à observer ou à suivre. On pourrait dire que l'isolement, principe de la démarche expérimentale, est au coeur de la démonstration.

Dans le cas du projet, il y a un si grand nombre de possibilités ouvertes que chaque élève pourrait à la limite réaliser quelque chose d'unique. Le nombre de variables à gérer est tellement grand que le temps de réalisation s'allonge énormément et que le passage à des sous-traitances devient une obligation si on veut aboutir.

 

Quant à la situation-problème, elle offre un espace intermédiaire entre l'activité de projet et celle de la démonstration. Une situation-problème est une situation préalablement construite.

qui offre un nombre limité de variables, mais suffisant pour que l'élève puisse y tâtonner sans pour autant se perdre ou prendre trop de temps. L'enseignant a toute une recherche à faire pour mettre au point une bonne situation-problème. Le meilleur critère pour définir une bonne situation-problème n'est pas tant dans une série de conditions initiales que dans l'analyse de ses effets : si pour un nombre limité de variables, on a de nombreux tâtonnements et/ou de solutions différentes, alors nous sommes en présence d'une bonne situation-problème.

 

Situation-problème et représentations

Le travail de recherche doit s'accompagner d'un travail de formalisation de la situation initiale et ensuite des différents essais fructueux ou infructueux effectués. A cette condition seulement, les élèves voient d'où ils viennent et où ils vont, ils peuvent s'évaluer en même temps ils font apparaître différentes représentations.

Sans entrer ici dans le détail de la grille d'évaluation, on observe que confrontés à une situation­-problème, les élèves ne vont pas entreprendre une recherche systématique des combinaisons possibles entre les différentes variables. En effet, ils n'ont pas d'abord connaissance de toutes les variables, et encore moins, des relations qu'elles peuvent avoir entre elles. Cependant, assez vite avec les interactions entre leurs représentations spontanées et le modèle initial, avec les interactions entre élèves et avec la présence d'une personne ressource qu'est l'enseignant, une sorte de sélection entre différentes transformations s'effectue. Certaines représentations ou procédures apparaîtront comme des obstacles aux yeux de l'enseignant, et cependant, elles peuvent être riches d'enseignement. Dans chaque situation-problème spécifique, il y a un moment favorable pour les exploiter et les dépasser.

 

 

Conclusion

 

Face aux situations-problèmes de type technologique exploitant des modèles réduits à transformer pour les rendre plus performants, nous n'avons pas vu d'élèves se poser la question de la loi de la gravitation ou développer une exploration méthodique où, toutes les autres conditions d'un système restant égales, on fait varier une variable à la fois. Nous avons vu des élèves investir les situations matérielles, les modifier, en rendre compte avec facilité, et puis rencontrer des limites et se poser des questions. A ce moment, on peut estimer qu'ils sont prêts, non pas à réinventer les concepts physiques, mais à tout le moins, à être attentifs, voire réjouis devant une reformulation plus rigoureuse , qui sera celle du concept et de l'expression mathématique, un peu comme des Romains ou des artisans du Moyen-Age très occupés sur leurs machines qui en viendraient à rencontrer un Galilée ou un Newton sur leur chemin.

Bien des choses se précipiteront et prendront sens.

Bernard Spée

(1) JOHSUA S., DUPIN J.J. , Introduction à la didactique des sciences et des mathématiques, Collection premier cycle, P.U.F., Paris, 1993.
(2) SPEE B., Expérimenter pour apprendre : exploitation de modèles réduits, pp.12-14 in Forum Pédagogies, Publications de l'enseignement catholique, Mai 1.994.
(3) SPEE B., La métacognition, sommet de l'abstraction ? p. l et p.4 in Échec à l'échec n°111, CGE, Janvier 1996.
(4) CRAHAY M., Agir avec les objets pour construire la connaissance, Ed. Ministère de l'éducation Nationale et de la Culture Française, 1983, pp. 41-49.
(5) DEFORGE Y., L'éducation technologique, Coll.E3, n°8, Ed. Castermans, Paris, 1970 (épuisé}, p.7.
(6) HARLEY B., Constructional Toys, Collection Shire Album n°248, 32pp, Sbire Publication Ltd, Great Britain, 1990.
(7) "Pourquoi le lego est-il le jouet le plus génial au monde ? "interroge Jostein GAARDER dans son livre "Le monde de Sophie" (p.59) en introduction au chapitre sur la philosophie de Démocrite. Son héroïne exprime le point de vue que c'est bien le cas car "on pouvait défaire et recommencer à l'infini en construisant quelque chose de complètement différent". (p.10) in le Monde de Sophie, Ed. du Seuil, 1995.
(8) GILLE B., Essai sur la connaissance technique, pp. 1440-1446 in Histoire des techniques, Encyclopédie de la Pléiade, Éditions Gallimard, 1978.
(9} LATOUR B., La science en action, Coll. Folio/Essais n"267, Ed. Gallimard, Paris , 1995, pp.553-557.
(10) POLET P., WLODARCZAK , Le petit camion, p.4 in Echec à l'échec, Juin 1994.
(11) Baudet J., Saranzas R., L'enfant, les jouets et les nouveaux jouets, Coll.E3, Ed. Castermans, 1982, pp.100-101.
(12) Physique et chimie des jouets, Publication des asbl Science et culture-Maison de la science, avec l'aide de la direction générale de I,'Enseignement, de la Formation et de la Recherche de la Communauté Française, 1990, pp.3-17.
(13) ARDLEY N., Comment ça marche, Guides pratiques jeunesse, Éditions du Seuil, Paris, 1995, 192 p.
(14) MEIRIEU Ph. , Apprendre ...oui, mais comment, Coll. Pédagogies, ESF, Paris, 11ème édition, 1993. p.12U.





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